Début juillet, ma sœur me rejoignit pour un mois de vacances. Je crus mourir de joie en la retrouvant. Pendant une heure, notre étreinte ne fut que borborygmes animaux.

Le soir, Rinri attendait devant chez moi dans la Mercedes blanche. Je lui présentai ce que j’avais de plus précieux au monde. L’un et l’autre étaient atrocement intimidés. Ce fut moi qui dus faire les frais de la conversation.

Quand je me retrouvai seule avec Juliette, je lui demandai ce qu’elle pensait de Rinri.

— Il est maigre, dit-elle.

— Mais encore ?

Je n’obtins pas grand-chose d’autre. Je téléphonai au garçon :

— Alors, tu la trouves comment ?

— Elle est maigre, dit-il.

Je n’obtins pas grand-chose d’autre. Passé l’hypothèse du coup monté, je m’indignai en mon for intérieur : quel pauvre jugement ! Oui, certes, ils étaient maigres, et après ? N’avaient-ils rien de plus intéressant à me sortir ? Moi, ce qui me frappait le plus ce n’était pas leur maigreur : c’étaient la beauté et la magie de ma sœur, c’étaient la délicatesse et la bizarrerie de Rinri.

Nulle hostilité pourtant dans leur observation réciproque : ils s’apprécièrent d’emblée. Après coup, je leur donne raison. Si j’examine mon passé, je remarque que cent pour cent des êtres qui ont joué dans ma vie un rôle important étaient maigres. Si ce n’était évidemment pas leur caractéristique principale, c’est le seul point commun qui les relie. Cela doit vouloir dire quelque chose.

Certes, j’ai croisé sur ma route bien des maigreurs qui n’ont pas changé le cours de mon destin. J’ai d’ailleurs vécu au Bangladesh où la majorité de la population est squelettique : une existence ne peut pas en incorporer tant d’autres, même étiques. Mais sur mon lit de mort, les silhouettes qui défileront dans ma mémoire seront toutes mincissimes.

Si j’ignore quelle signification cela peut revêtir, je soupçonne de ma part un choix, conscient ou non. Dans mes romans, les êtres aimés sont toujours d’une minceur extrême. Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que cela me suffit. Il y a deux ans, une jeune dinde dont je tairai l’identité vint s’offrir à moi, à un titre que je préfère ignorer. Voyant ma consternation, la dindonne pivota devant moi afin de mettre en valeur sa sveltesse et déclara, je le jure :

— Vous ne trouvez pas que je ressemble à l’une de vos héroïnes ?

 

Été 1989, donc. Je congédiai mon maigre amoureux pour un mois : Juliette et moi partions effectuer notre pèlerinage.

Un train nous conduisit dans le Kansaï. La province était toujours aussi belle. Néanmoins, je ne souhaite à personne un tel voyage. C’est un miracle que j’ai survécu à ce crève-cœur. Sans la présence de ma sœur, jamais je n’aurais eu le courage de retourner sur les lieux de notre enfance. Sans la présence de ma sœur, je serais morte de chagrin dans le village de Shukugawa.

Le 5 août, Juliette retourna en Belgique. Je m’enfermai plusieurs heures pour hurler comme une bête. Quand ma poitrine fut vidée des cris qu’elle contenait, je téléphonai à Rinri. Il eut la bonté de me cacher sa joie, car il savait ma souffrance. La Mercedes blanche vint me chercher.

Il me conduisit au parc Shirogane.

— La dernière fois que nous sommes venus ici, c’était avec Rika, dis-je. As-tu profité de notre séparation pour aller la voir ?

— Non. Elle n’est pas la même, là-bas. Elle joue un rôle.

— Qu’as-tu fait alors ?

— J’ai lu un livre en français sur les chevaliers de l’ordre du Temple, déclara-t-il avec exaltation.

— C’est bien.

— Oui. Et j’ai décidé de devenir l’un d’entre eux.

— Je ne comprends pas.

— Je veux devenir Templier.

Je passai le reste de la promenade à expliquer à Rinri l’inopportunité de son ambition. Sous Philippe le Bel, en Europe, cela aurait eu du sens. À Tokyo, en 1989, de la part du futur directeur d’une école de joaillerie réputée, c’était absurde.

— Je veux être Templier, s’entêtait Rinri désolé. Je suis sûr qu’il y a déjà un ordre du Temple, au Japon.

— Moi aussi, pour la simple raison qu’il y a tout dans ton pays. Tes compatriotes sont si curieux que, quelle que soit sa passion, on trouve ici avec qui la partager.

— Pourquoi ne serais-je pas Templier ?

— Ça sonne comme une secte, aujourd’hui.

Il soupira, vaincu.

— Et si nous allions manger des nouilles chinoises ? finit par proposer mon aspirant à l’ordre du Temple.

— Excellente idée.

Pendant le repas, je tentai de lui raconter Les Rois maudits. Le plus difficile à expliquer fut l’élection du pape.

— Cela n’a changé en rien. On réunit toujours un conclave, les cardinaux sont toujours enfermés ensemble…

Emportée par mon sujet, je ne lui épargnai aucun détail. Il m’écoutait en aspirant ses nouilles. Au terme de mon exposé, je demandai :

— Au fond, qu’est-ce que les Japonais pensent du pape ?

D’habitude, quand je posais une question à Rinri, il réfléchissait avant de répondre. Là, il ne réfléchit pas une seconde et dit :

— Rien.

Ce fut énoncé d’une voix si neutre que j’éclatai de rire. Nulle insolence dans son ton définitif, rien qu’un constat d’évidence.

Depuis, chaque fois qu’il m’arrive de voir un pape à la télévision, je songe : « Et voici celui au sujet duquel cent vingt-cinq millions de Japonais ne pensent rien », phrase qui me donne toujours envie de rigoler.

Du reste, vu la curiosité nippone pour les particularités étrangères, il est à peu près certain que la phrase de Rinri admettait de nombreuses exceptions. Mais je crois avoir eu raison de dissuader d’entrer dans l’ordre du Temple un être qui s’intéressait si peu à son ennemi majeur.

Ni d'Eve ni d'Adam
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